mardi 29 juillet 2014

JAURES , IL NE PARLAIT PAS COMME VOUS !



12 juillet 2014 |  Par Gilles Manceron

Un siècle, voilà un siècle que Jaurès est mort, le 31 juillet 1914, la veille de la Première guerre mondiale, et avec lui sont morts les espoirs d’une action internationale capable d’empêcher le massacre. Mais il ne s’agit pas aujourd’hui simplement de commémorer ce triste anniversaire. Lire Jaurès, réfléchir sur l’héritage intellectuel et politique de Jaurès, sont d’un secours essentiel pour notre présent, pour tenter de répondre à la situation actuelle de désarroi profond de la société française en général et de la gauche en particulier.

 Le nom de Jaurès a été maintes fois cité depuis son assassinat, mais son œuvre et sa pensée ont rarement été examinées en tant que telles, elles ont subi de multiples tentatives de les déformer et de les instrumentaliser. A l’issue de la Grande guerre, sa mémoire s’est surtout centrée sur l’image du martyr de la paix, qui a vite effacé celle que les autorités avaient essayé d’imposer durant le conflit, d’un Jaurès qui se serait rallié sans réserve à l’« union sacrée ». Après 1918, c’est son combat ultime contre la guerre qui a fixé son image. L’important courant pacifiste au sein de la société française a surtout retenu son hostilité au conflit. Y compris ceux qu’on appelait les « pacifistes intégraux » des années 1930, favorables à « la paix, même avec Hitler », dont certains deviendront en 1940 partisans de la Collaboration, tel Alexandre Zévaès qui a publié en 1941 un livre intitulé Jean Jaurès, un apôtre du rapprochement franco-allemand. Son livre plus complexe de 1911, L’Armée nouvelle, n’était pas réédité. En même temps, une vive mémoire jaurésienne, autour de ses écrits sur la laïcité, l’école et la jeunesse, s’est maintenue parmi les instituteurs, pour lesquels il avait beaucoup écrit. Et, durant le Front populaire, la référence à Jaurès a fonctionné comme un symbole de l’unité de la gauche, celle d’avant la fracture impitoyable entre les socialistes intervenue en 1920 au Congrès de Tours sous l’influence de la révolution bolchévique.

Une Association des amis de Jaurès avait été fondée en 1916, qui avait annoncé son intention de publier ses œuvres, mais, dépourvue du soutien des partis politiques de la gauche, elle avait cessé ses activités vers 1930 sans avoir commencé à le faire. Dans l’entre-deux-guerres, le parti communiste a très vite pris ses distances avec la pensée de Jaurès, il a supprimé son nom sous le titre de l’Humanité, tandis que la revue des intellectuels communistes Clarté écrivait en 1924, « Ne lisez pas Jaurès ! Lisez Lafargue ! », et « Vous le voulez ? Prenez-le donc et gardez-le ! ». La SFIO y faisait référence, mais sans publier ses œuvres et en oubliant certaines de ses idées, comme, dans le fort climat de « pacifisme intégral », celles de son livre L’Armée nouvelle, favorables à l’idée de défense nationale, par une armée de soldats citoyens, au service de la démocratie quand celle-ci est menacée. Bien isolés ont été les efforts d’un Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, qui a fait poser une plaque en 1923 sur la façade du Café du croissant où Jaurès a été tué, obtenu l’année suivante le transfert de ses cendres au Panthéon, mais a eu ensuite bien du mal, dans les années 1930, à alerter sur la terrible nécessité de se préparer à faire la guerre au nazisme.

De même, après 1945, il y a avait très peu de place pour la lecture et la publication des œuvres de Jaurès. Il faudra attendre le moment, à la fin des années 1950, où la gauche française s’est trouvée profondément en crise, en raison, d’une part, de la répression de Budapest et des premières critiques de Staline en Union soviétique, et, d’autre part, de l’enlisement de la SFIO dans la guerre d’Algérie, pour que l’intérêt pour l’ensemble de l’œuvre de Jaurès soit relancé. Un colloque organisé en 1959 à la Sorbonne par Daniel Mayer, démissionnaire de la SFIO et nouveau président de la Ligue des droits de l’homme, a débouché sur la création de la Société d’études jaurésiennes. Son premier président était Ernest Labrousse, un intellectuel marxiste en marge du PCF et de la SFIO, engagé contre la guerre d’Algérie et qui faisait partie comme Daniel Mayer du parti socialiste autonome (PSA) puis du PSU. Etudiant, il avait assisté en février 1914 au « discours à la jeunesse » de Jaurès lors des obsèques du président de la LDH Francis de Pressensé, où Jaurès, en s’adressant aux jeunes, avait eu cette formule qui deviendrait célèbre : « Qu’allez-vous faire de vos vingt ans ? » Labrousse s’est consacré à cette œuvre de ressourcement jaurésien, avec des personnalités d’horizons divers, comme les anciens résistants Robert Debré, Jacques Madaule et Léo Hamon, les intellectuels communistes Salacrou et Aragon. Ou encore Madeleine Rebérioux, pas encore exclue du PCF mais déjà suspecte aux yeux de sa direction pour son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, qui était particulièrement intéressée par la critique que Jaurès avait faite de la colonisation. C’est elle qui a succédé à Labrousse, de 1982 à 2005, à la présidence de la Société d’études jaurésiennes.

Ce qui suscite aussi aujourd’hui de l’intérêt pour Jaurès, c’est son attachement profond à la justice sociale, son internationalisme, qui n’excluait pas le patriotisme, son humanisme. Jaurès était résolument du côté des ouvriers parce qu’ils étaient victimes d’un système capitaliste injuste, son engagement socialiste était avant tout un engagement profondément moral. Jaurès en est venu aussi à attaquer vivement la politique coloniale, persuadé que ceux qu’on appelait les « indigènes » étaient des hommes comme les autres en en avaient donc tous les droits.

Utile aussi pour nous aujourd’hui est de nous reporter à sa conception de la laïcité, fondée sur la liberté, qu’il a fait prévaloir lors du vote de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Une conception qui impliquait le respect des pratiques religieuses, même si cela lui a valu bien des attaques. On lui a reproché la première communion de sa fille Madeleine en 1901. Il a subi une campagne de caricatures le représentant avec une fiole d’« eau du Jourdain », sur la foi d’une rumeur mensongère lui attribuant le recours à ce liquide pour le baptême de son petit fils… Car il n’était pas, par principe, antireligieux. Il avait une grande admiration pour le monde arabe et l’islam, dont il a dit : « deux tendances inverses s’y trouvent : il y a des fanatiques, oui, il y a des fanatiques, mais il y a les hommes modernes, les hommes nouveaux, Il y a toute une élite qui dit : l’Islam ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix ». Il avait de même une vision ambivalente du christianisme, qui associait, selon lui, « la douce lueur du matin et la flamme sinistre du bûcher ». L’historien Gilles Candar relate que, dans la même semaine d’octobre 1896 où il chantait la Carmagnole, debout sur la table du banquet marquant l’inauguration de la Verrerie ouvrière d’Albi, il récitait « de sa voix très forte », dans la petite église du Blan, une cinquantaine de kilomètre plus au sud de ce même département du Tarn, le Credo au baptême de sa nièce dont il avait accepté d’être le parrain. D’où le fait que les radicaux l’ont qualifié de « socialo-papalin », qu’en 1908, à Paris, ils l’ont empêché de parler lors d’un meeting en chantant par dérision l’Ave Maria à tue-tête et sans s’arrêter[1].

Sa manière de faire de la politique avait de particulier qu’il accordait une grande importance à la sincérité des convictions que chacun défendait, y compris chez ses adversaires. Sa préoccupation essentielle était de transmettre ses idées et d’en convaincre ses auditeurs et non l’état de l’opinion à leur sujet. Adversaire de la peine de mort, il a continué à plaider pour son abolition quand les hommes au gouvernement tiraient argument du retournement de l’opinion après un crime exploité par la grande presse pour renoncer à leurs promesses électorales abolitionnistes. Il n’était pas hanté par sa réélection. Quand il a été battu aux élections législatives, il s’est consacré à des tâches qui le passionnaient tout autant : son enseignement à l’université et l’écriture de son Histoire socialiste de la Révolution française. Il s’est engagé en politique sans jamais chercher à bénéficier personnellement d’une position de pouvoir. Il a toujours vécu de ses salaires, sans jamais être propriétaire de ses logements. Même s’il n’a pas exercé de responsabilités gouvernementales, sa manière de parler, de faire de la politique a durablement marqué les esprits, elle contraste avec les comportements des responsables d’aujourd’hui. La dame qui, à Carmaux, a dit à François Hollande « Jaurès, il ne parlait pas comme vous » a, au-delà de son interlocuteur du moment, mis le doigt sur cette question cruciale de notre vie politique d’aujourd’hui.

Exposition et conférences au Panthéon
L’exposition « Jaurès contemporain, 1914-2014 » au Panthéon du 25 juin au  11 novembre 2014 est accompagnée d’un cycle de douze conférences « Connaître Jaurès », coordonné par Vincent Duclert, commissaire de l’exposition, avec le soutien de la LDH et de la Société d’études jaurésiennes. Parmi elles : mardi 22 juillet, « Jaurès et le monde », par Gilles Candar ; lundi 28 juillet, « Jaurès et la colonisation », par Gilles Manceron[2].
[1] Gilles Candar et Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2014.

[2] L’ensemble des événements autour de Jaurès se trouve sur le site www.jaures2014.fr

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