12 juillet 2014 | Par Gilles Manceron
Un siècle, voilà un siècle que Jaurès est mort, le 31
juillet 1914, la veille de la Première guerre mondiale, et avec lui sont morts
les espoirs d’une action internationale capable d’empêcher le massacre. Mais il
ne s’agit pas aujourd’hui simplement de commémorer ce triste anniversaire. Lire
Jaurès, réfléchir sur l’héritage intellectuel et politique de Jaurès, sont d’un
secours essentiel pour notre présent, pour tenter de répondre à la situation
actuelle de désarroi profond de la société française en général et de la gauche
en particulier.
Le nom de Jaurès a été maintes fois
cité depuis son assassinat, mais son œuvre et sa pensée ont rarement été
examinées en tant que telles, elles ont subi de multiples tentatives de les
déformer et de les instrumentaliser. A l’issue de la Grande guerre, sa mémoire
s’est surtout centrée sur l’image du martyr de la paix, qui a vite effacé celle
que les autorités avaient essayé d’imposer durant le conflit, d’un Jaurès qui
se serait rallié sans réserve à l’« union sacrée ». Après 1918, c’est son
combat ultime contre la guerre qui a fixé son image. L’important courant
pacifiste au sein de la société française a surtout retenu son hostilité au
conflit. Y compris ceux qu’on appelait les « pacifistes intégraux » des années
1930, favorables à « la paix, même avec Hitler », dont certains deviendront en
1940 partisans de la Collaboration, tel Alexandre Zévaès qui a publié en 1941
un livre intitulé Jean Jaurès, un apôtre du rapprochement franco-allemand. Son
livre plus complexe de 1911, L’Armée nouvelle, n’était pas réédité. En même
temps, une vive mémoire jaurésienne, autour de ses écrits sur la laïcité,
l’école et la jeunesse, s’est maintenue parmi les instituteurs, pour lesquels
il avait beaucoup écrit. Et, durant le Front populaire, la référence à Jaurès a
fonctionné comme un symbole de l’unité de la gauche, celle d’avant la fracture
impitoyable entre les socialistes intervenue en 1920 au Congrès de Tours sous
l’influence de la révolution bolchévique.
Une Association des amis de Jaurès avait été fondée en 1916,
qui avait annoncé son intention de publier ses œuvres, mais, dépourvue du
soutien des partis politiques de la gauche, elle avait cessé ses activités vers
1930 sans avoir commencé à le faire. Dans
l’entre-deux-guerres, le parti communiste a très vite pris ses distances avec
la pensée de Jaurès, il a supprimé son nom sous le titre de l’Humanité, tandis
que la revue des intellectuels communistes Clarté écrivait en 1924, « Ne lisez
pas Jaurès ! Lisez Lafargue ! », et « Vous le voulez ? Prenez-le donc et
gardez-le ! ». La SFIO y faisait référence, mais sans publier ses œuvres et en
oubliant certaines de ses idées, comme, dans le fort climat de « pacifisme
intégral », celles de son livre L’Armée nouvelle, favorables à l’idée de
défense nationale, par une armée de soldats citoyens, au service de la
démocratie quand celle-ci est menacée. Bien isolés ont été les efforts
d’un Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, qui a fait
poser une plaque en 1923 sur la façade du Café du croissant où Jaurès a été
tué, obtenu l’année suivante le transfert de ses cendres au Panthéon, mais a eu
ensuite bien du mal, dans les années 1930, à alerter sur la terrible nécessité
de se préparer à faire la guerre au nazisme.
De même, après 1945, il y a avait très peu de place pour la
lecture et la publication des œuvres de Jaurès. Il faudra attendre le moment, à
la fin des années 1950, où la gauche française s’est trouvée profondément en
crise, en raison, d’une part, de la répression de Budapest et des premières
critiques de Staline en Union soviétique, et, d’autre part, de l’enlisement de
la SFIO dans la guerre d’Algérie, pour que l’intérêt pour l’ensemble de l’œuvre
de Jaurès soit relancé. Un colloque organisé en 1959 à la Sorbonne par Daniel
Mayer, démissionnaire de la SFIO et nouveau président de la Ligue des droits de
l’homme, a débouché sur la création de la Société d’études jaurésiennes. Son
premier président était Ernest Labrousse, un intellectuel marxiste en marge du
PCF et de la SFIO, engagé contre la guerre d’Algérie et qui faisait partie
comme Daniel Mayer du parti socialiste autonome (PSA) puis du PSU. Etudiant, il
avait assisté en février 1914 au « discours à la jeunesse » de Jaurès lors des
obsèques du président de la LDH Francis de Pressensé, où Jaurès, en s’adressant
aux jeunes, avait eu cette formule qui deviendrait célèbre : « Qu’allez-vous
faire de vos vingt ans ? » Labrousse s’est consacré à cette œuvre de
ressourcement jaurésien, avec des personnalités d’horizons divers, comme les
anciens résistants Robert Debré, Jacques Madaule et Léo Hamon, les
intellectuels communistes Salacrou et Aragon. Ou encore Madeleine Rebérioux,
pas encore exclue du PCF mais déjà suspecte aux yeux de sa direction pour son
engagement pour l’indépendance de l’Algérie, qui était particulièrement
intéressée par la critique que Jaurès avait faite de la colonisation. C’est
elle qui a succédé à Labrousse, de 1982 à 2005, à la présidence de la Société
d’études jaurésiennes.
Ce qui suscite aussi aujourd’hui de l’intérêt pour Jaurès,
c’est son attachement profond à la justice sociale, son internationalisme, qui
n’excluait pas le patriotisme, son humanisme. Jaurès était résolument du côté
des ouvriers parce qu’ils étaient victimes d’un système capitaliste injuste,
son engagement socialiste était avant tout un engagement profondément moral.
Jaurès en est venu aussi à attaquer vivement la politique coloniale, persuadé
que ceux qu’on appelait les « indigènes » étaient des hommes comme les autres
en en avaient donc tous les droits.
Utile aussi pour nous aujourd’hui est de nous reporter à sa
conception de la laïcité, fondée sur la liberté, qu’il a fait prévaloir lors du
vote de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat de 1905. Une conception
qui impliquait le respect des pratiques religieuses, même si cela lui a valu
bien des attaques. On lui a reproché la première communion de sa fille
Madeleine en 1901. Il a subi une campagne de caricatures le représentant avec
une fiole d’« eau du Jourdain », sur la foi d’une rumeur mensongère lui
attribuant le recours à ce liquide pour le baptême de son petit fils… Car il
n’était pas, par principe, antireligieux. Il avait une grande admiration pour
le monde arabe et l’islam, dont il a dit : « deux tendances inverses s’y
trouvent : il y a des fanatiques, oui, il y a des fanatiques, mais il y a les
hommes modernes, les hommes nouveaux, Il y a toute une élite qui dit : l’Islam
ne se sauvera qu’en se renouvelant, qu’en interprétant son vieux livre
religieux selon un esprit nouveau de liberté, de fraternité, de paix ». Il
avait de même une vision ambivalente du christianisme, qui associait, selon
lui, « la douce lueur du matin et la flamme sinistre du bûcher ». L’historien
Gilles Candar relate que, dans la même semaine d’octobre 1896 où il chantait la
Carmagnole, debout sur la table du banquet marquant l’inauguration de la
Verrerie ouvrière d’Albi, il récitait « de sa voix très forte », dans la petite
église du Blan, une cinquantaine de kilomètre plus au sud de ce même
département du Tarn, le Credo au baptême de sa nièce dont il avait accepté
d’être le parrain. D’où le fait que les radicaux l’ont qualifié de «
socialo-papalin », qu’en 1908, à Paris, ils l’ont empêché de parler lors d’un
meeting en chantant par dérision l’Ave Maria à tue-tête et sans s’arrêter[1].
Sa manière de faire de la politique avait de particulier
qu’il accordait une grande importance à la sincérité des convictions que chacun
défendait, y compris chez ses adversaires. Sa préoccupation essentielle était
de transmettre ses idées et d’en convaincre ses auditeurs et non l’état de
l’opinion à leur sujet. Adversaire de la peine de mort, il a continué à plaider
pour son abolition quand les hommes au gouvernement tiraient argument du retournement
de l’opinion après un crime exploité par la grande presse pour renoncer à leurs
promesses électorales abolitionnistes. Il n’était pas hanté par sa réélection.
Quand il a été battu aux élections législatives, il s’est consacré à des tâches
qui le passionnaient tout autant : son enseignement à l’université et
l’écriture de son Histoire socialiste de la Révolution française. Il s’est
engagé en politique sans jamais chercher à bénéficier personnellement d’une
position de pouvoir. Il a toujours vécu de ses salaires, sans jamais être
propriétaire de ses logements. Même s’il n’a pas exercé de responsabilités
gouvernementales, sa manière de parler, de faire de la politique a durablement
marqué les esprits, elle contraste avec les comportements des responsables
d’aujourd’hui. La dame qui, à Carmaux, a dit à François Hollande « Jaurès, il
ne parlait pas comme vous » a, au-delà de son interlocuteur du moment, mis le
doigt sur cette question cruciale de notre vie politique d’aujourd’hui.
Exposition et conférences
au Panthéon
L’exposition « Jaurès
contemporain, 1914-2014 » au Panthéon du 25 juin au 11 novembre 2014 est accompagnée d’un cycle
de douze conférences « Connaître Jaurès », coordonné par Vincent Duclert,
commissaire de l’exposition, avec le soutien de la LDH et de la Société
d’études jaurésiennes. Parmi elles : mardi 22 juillet, « Jaurès et le monde »,
par Gilles Candar ; lundi 28 juillet, « Jaurès et la colonisation », par Gilles
Manceron[2].
[1] Gilles Candar et
Vincent Duclert, Jean Jaurès, Fayard, 2014.
[2] L’ensemble des
événements autour de Jaurès se trouve sur le site www.jaures2014.fr
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